Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Nathacha Appanah - Rien ne t'appartient

J'ai découvert Nathacha Appanah avec son livre Tropique de la violence qui présente sans concession aucune l'envers du décor de carte postale du 101ème département français: Mayotte, une île dont une partie de la jeunesse part à la dérive. L'une des forces du livre réside dans le fait que chacun d'entre eux nous offre un substitut d'expérience, une vision subjective, et contient un ferment d'empathie. Cette même empathie qui a manqué à notre jeune président lorsqu'à peine élu, il avait plaisanté sur le fait que le "kwassa-kwassa pêche peu et qu'il ramène surtout du Comorien" perdant par là même une excellente occasion de se taire. Au cynisme jupitérien, je préfère la démarche journalistique et subjective assumée de Nathacha AppanahCertes, le récit littéraire n'est jamais objectif, il ne remplace pas l'expérience immersive, mais à défaut, il informe et enrichit. Et dans un monde qui crée de plus en plus de bulles d'entre-soi, cette ouverture à l'autre et à l'inconnu, à contre-courant, est salutaire.

Dans Rien ne t'appartient, publié en septembre 2021, c'est le processus du déracinement du point de vue de la personne déracinée qui nous est proposé. Retour du refoulé et syndrome du survivant, sous couvert de résilience, tout fonctionne comme une bombe à retardement dans la tête de cette femme sans âge devenue adulte sitôt l'enfance achevée.

Pour cette fille d'un Sri Lanka multiculturel qui n'est jamais nommé mais que l'on devine, il y a un âge d'or, suivi d'une série de chutes auxquelles elle ne survivra qu'en s'oblitérant, de son futur, puis de son passé. Il y a un arrière-fond d'Adam et Eve d'avant la pomme. "C'est une vie délicieuse: des mangues, de l'eau de coco, du riz fumant, du curry rouge, du poisson frit, du yaourt et du miel, des beignets gonflés et moelleux, du lait frais, de la glace faite avec de la crème de ce lait frais et des gousses de cardamome..." Le jardin d'eden. "Mes parents disent que j'ai un palais d'adulte, ils sourient de mon appétit enthousiaste, de ma curiosité." La lumière de l'enfance. "C'est une vie sans entraves: je vais pieds nus partout, je saute dans l'étang [...] je grimpe aux arbres [...] je continue à zigzaguer avec cette impression que mon esprit et mon corps ne forment qu'un et que bientôt je pourrai voler." Il y a un peu de Candide gonflé de philosophie et de sciences qui s'effritent à l'épreuve du réel. Tout comme le héros voltaire, sa première partie de vie est passée à l'abri, dans une bulle protectrice de progressisme manufacturée par son papa et père précepteur, et par sa maman  et mère oracle, intermédiaire entre le mort et le vif. Mais cette enfance est hors-sol, loin des tourments de la géopolitique complexe d'un Sri Lanka empreint de religion et de lignes de conduite à respecter. Surtout pour une fille. En contradiction avec la culture locale, tout semble possible pour la jeune Vijaya. Mais la culture locale va la saisir de ces mâchoires, réduisant à néant ses rêves de liberté de choix, après avoir éliminé ses parents en dissidence. "Personne ne m'a dit: profite de ce ciel, de cette terre, de cette eau pendant qu'il est encore temps [...] bientôt ce sera fini, bientôt tu sauras ce que c'est, une fille de ce pays."

L'apprentissage se fera par la manière forte. Rebelle à toute entrave, elle passe par la case purgatoire, une case en tôle derrière la maison des anciens employés de maison de ses parents, où elle sera enfermée de longues heures, incomprise des autres enfants qui l'appelleront "chien méchant" et la traiteront comme tel. L'amour se présentera tout de même en la personne d'un jeune garçon, qui lui fera découvrir la sensualité de façon naturelle, loin des dogmes, loin des lignes de conduite, version "Lagon bleu". Vijaya est amorale, et non pas immorale. Elle ne connaît pas les règles de ce jeu-là. C'en sera trop pour ses protecteurs qui la laisseront aux soins d'une institution de type orphelinat, où le maître-mot est "Rien ne t'appartient." Ne subsistera plus qu'une seule stratégie pour satisfaire l'élan vital qui persiste à habiter cette "fille gâchée": la sororité.

Et il y a cette deuxième vie avec laquelle s'ouvre Rien ne t'appartient. Vijaya ne s'appelle plus Vijaya, mais Tara. Quelques semaines après la mort de son mari, les fantômes du passé s'invitent dans son présent. Des visions psychotiques s'imposent à elle. La bande son de ses cours de danse d'enfance se fait entendre "tât taï taa dîth taï taam". Son premier prénom. Cette vie qui revient des profondeurs, qui veut reprendre toute la place qu'elle aurait dû, et ces deuils... Quand un seul corps ne suffit plus pour tenir deux vies.

Enfin, il y a l'eau, cathartique et récurrente dans ce roman. L'eau qui pose les lignes de démarcation entre les vies successives, de l'enfance au premier âge adulte, du premier âge adulte au deuxième, et du deuxième âge adulte à la vie suivante. Ses flots effacent, mais quelle que soit la puissance implacable de l'eau, il subsiste en chacun de nous, bien au fond, une partie irréductible et agissante. La lumière de l'espoir n'est ainsi jamais tout à fait éteinte.

On retrouve dans Rien ne t'appartient la thématique si chère à l'écrivaine d'origine bengladaise Taslima Nasreen, celle de l'émancipation de la femme dans un monde où l'homme, prégnant des obscurantismes religieux et politique, lui dicte sa ligne de conduite, où tous ses rêves de liberté et de parité ont vocation à être annihilés, ou à défaut, refoulés bien loin. Dans ces sociétés où rien ne lui appartient, pas même sa vie, toute femme arpentant d'autres sentiers sera ainsi considérée comme une fille gâchée. Et verra de fait sa vie gâchée. Un livre de Nathacha Appanah que je recommande fortement donc!

 

Nathacha Appanah - Rien ne t'appartient
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article